American Prospects : Comment Joel Sternfeld a redéfini la photographie paysagiste américaine

1987 : le monde de la photographie est bouleversé par la parution d'un ouvrage d'une puissance rare : American Prospects de Joel Sternfeld.

Photo extraite du livre American Prospects de Joel Sternfeld aux éditions Steidl.
American Prospects, Joel Sternfeld, Steidl (2023).

1987 : le monde de la photographie est bouleversé par la parution d'un ouvrage d'une puissance rare : American Prospects de Joel Sternfeld.

À travers des clichés aux couleurs vibrantes, Sternfeld peint un portrait à la fois tendre et critique de l'Amérique, tant dans son intimité que dans ses contradictions. Une complexité et une intention qui marqueront à jamais la photographie contemporaine.

Mais revenons quelques années en arrière. Fin des années 1960, Joel Sternfeld est alors encore étudiant au Dartmouth College. Si la photographie couleur grâce à la mythique pellicule Kodachrome est devenue accessible aux photographes amateurs depuis 1936, c’est l'exposition d'Ernst Haas au Museum of Modern Art (MoMA) à New York en 1962 qui marque un tournant majeur pour la reconnaissance de la photographie couleur. Le photographe propose une approche poétique de la couleur et sa maîtrise technique est incontestable. L’exposition est un succès.

Alors que la photographie couleur était encore un sujet de débat parmi les critiques et les artistes, Haas devient une référence pour les futurs photographes couleur.

Photo extraite du livre Ernst Haas : New York in Color
Ernst Haas : New York in Color, 1952-1962, Prestel

À la même période, William Eggleston, souvent surnommé le père de la photographie couleur moderne, traverse une période de transition créative.

Sa rencontre avec John Szarkowski alors directeur du département de photographie du MoMA est décisive.

1976 marque un nouveau tournant : c’est le début d’une reconnaissance majeure pour William Eggleston avec son exposition au Museum of Modern Art (MoMA).

William Eggleston: The Outlands, Selected Works, David Zwirner Books

Au travers de ses photographies, il capture le quotidien du Sud des États-Unis et les objets ordinaires.
Originaire du Mississippi, il photographe également sa propre ville natale, Memphis. Ses photos les plus iconiques incluront des lieux comme des stations-service, des parkings, des intérieurs domestiques et des enseignes. Le banal devient une approche esthétique sublimée par la couleur.

Bien qu'il soit principalement connu pour ses paysages urbains et ruraux, Eggleston réalisera aussi des portraits. Loin d’une approche formelle et posée du portrait, il saisit l'authenticité et la spontanéité de ses proches et des habitants de Memphis.

Les photographies de William Eggleston sont parfois absurdes, étranges et s’il semble souvent se jouer de nous, à travers des juxtapositions inattendues ou des perspectives inhabituelles, son travail témoigne d’une véritable maitrise de la couleur qui devient le sujet principal de ses photos.

Le Paysage en tant que Narrateur

Fin des années 70, la photographie en couleur jusque-là associée à la publicité, au journalisme ou à la photographie amateur commence à se faire une place dans le milieu artistique.

D'abord influencé par la photographie de rue américaine en noir et blanc, et notamment par des photographes tels que Walker Evans, Dorothea Lange ou encore Robert Franck dans son ouvrage mythique Les Américains, Joel Sternfeld expérimente la couleur au 35mm de 1971 à 1980.

Ses images captent la transition entre deux époques de la photographie américaine : la fin de la période en noir et blanc et l'émergence de la nouvelle photographie couleur. Elles montrent l'Amérique de la fin des années 1970, avec ses centres commerciaux, ses discothèques, ses voitures vintage et ses rues comme des instantanés d'une époque déjà révolue que Sterfeld observe avec ironie et déjà un sens précis de la composition.
Extrait du livre First Pictures de Joel Sternfeld publié aux éditions Steidl.
First Pictures de Joel Sternfeld, Steidl

Prises avec une petite caméra 35mm point and shoot, ses photographies revêtent immédiatement un caractère candide et spontané.

La fin des années 1970 est alors une période de transition et d'expérimentation ; au même moment, un photographe du nom de Stephen Shore suit un chemin similaire.

Déjà familier de la chambre noire depuis l'âge de 10 ans, il rencontre à l'âge de 14 ans Edward Steichen, alors conservateur du département de photographie au Museum of Modern Art (MoMA) de New York, qui lui achète une de ses photos. Il entreprend quelques années plus tard en 1972, un voyage à travers les États-Unis dont les photographies ne seront réunies qu'en 2005 dans le livre American Surfaces.

L'ouvrage est une mise à nue volontairement désordonnée et spontanée de la société américaine : on y croise des intérieurs de motel, des repas rapidement consommés dans des diners, des parkings abandonnés, des bâtiments publics, et surtout, des inconnus croisés au gré du hasard et des déambulations du photographe. Ces images sont tirées en petits formats, similaires à des tirages de drugstore, et présentées dans cet ordre à la galerie LIGHT à New York en 1972. La façon dont elles sont affichées – non encadrées, collées directement au mur – est aussi inhabituelle que novatrice pour l'époque.

Photographie extraite du livre American Surfaces de Stephen Shore aux éditions Phaidon.
American Surfaces de Stephen Shore, Phaidon

Le style cru et sans fioritures de Shore est un contrepied à la photographie artistique de l'époque. Il photographie le quotidien tel qu'il est, tel qu'il le perçoit, dans sa banalité, son ennui et ses contradictions.

Au milieu des années 70, motivé par une approche plus méditative de la prise de vue, et une exploration continue des possibilités offertes par les différents formats photographiques, il commence à photographier à la chambre 8x10.

Sans doute influencé par les photographies de Walker Evans, réalisées pendant la Grande Dépression pour le compte de la Farm Security Administration (FSA), Stephen souhaite innover, expérimenter, et montrer ce que ses précédents instantanés au 35mm se contentaient d'observer.

Image extraite de Uncommon Places de Stephen Shore aux éditions Thames and Hudson.
Uncommon Places de Stephen Shore, Thames and Hudson

À l'apparent dépouillement de ses premières photographies, succède une approche méthodique et ordonnée. Shore commence à photographier à la chambre des scènes a priori banales: parkings, restaurants, intersections et chambres d'hôtel, mais avec une précision et une attention toute particulière aux détails.

Il en résulte la publication en 1982 du livre Uncommon Places, l'œuvre la plus célèbre de Stephen Shore.

(La suite de l'article arrive très bientôt)