Photographier la famille

C'est en retrouvant récemment un vieil album de famille que je me suis demandé comment il est possible de partir de l'idée de photographier sa famille pour en faire un projet artistique.

Photographier la famille
Image extraite du livre Santa Barbara de Diana Markosian.

‌‌À vrai dire, je n'avais pas prévu d'aborder ce sujet. On accumule tous des photos sur nos familles quelque part, en physique ou en numérique.
Certaines sont ratées, d'autres non. Certaines sont rangées, d'autres non.

Elles ne présentent pas de lien spécifique et leur seul dénominateur commun est de représenter une famille.
Une famille quelque part dans le monde, isolée l'espace de quelques instants, de millions d'autres. Bref, pas de quoi en faire un sujet de dissertation.‌‌‌‌

C'est en entendant la sociologue Eva Illouz parler de la sortie de son livre Le Capital sexuel que me vient l'idée de parler de famille du point de vue de la photographie artistique.

« C'est la vie elle-même qui est mise en scène - nos émotions, notre appareil psychique et la vie quotidienne -, ce n'est plus le corps des ouvriers, comme au temps de Marx, qui est source de plus value. » Eva Illouz

Intéressant. Elle aborde la notion de mise en scène individuelle et collective à l'ère des réseaux sociaux. Elle parle de Marx, de Kim Kardashian, de photographie. Elle parle d'intimité exposée au monde comme source de plus value. Ok. Très intéressant.
Résonne alors en moi cette réflexion : dans une économie de l'attention, où la mise en scène de sa propre personne devient un métier, la famille participe-t-elle aussi à professionnaliser l'intime ?

J'attrape sur l'étagère un vieil album de famille. Je m'y surprends à y trouver une photo de mes parents ensemble. La scène reste près de 30 ans plus tard surréaliste: que ces deux êtres se soient un jour côtoyés, aimés, séparés.
Il y a sur leurs visages, sur nos visages, quelque chose d'étrange. Pourtant, assemblées dans un ordre chronologique, ces photos semblent participer à un récit.‌‌‌‌ Je semble d'ailleurs faire partie de ce récit. Pourtant, je me sens comme un étranger face à eux. Face à moi-même.

J'en viens à douter. Et si ce que je concevais jusqu'ici comme des enregistrements photographiques authentiques et inaltérables n'étaient qu'une mise en scène de souvenirs minutieusement agencés ?

L'album de famille : un document historique et de témoignage social

Il y a, chronologiquement, les moments importants : les naissances, les premiers jours d'école, les anniversaires, les mariages. Puis, en dehors des murs, l'aventure.‌‌‌‌ Il y a les photos qu'on montre et celles qu'on ne montre pas, celles qui ont disparu, jauni, vieilli. Il y a celles qu'on passe plus vite que les autres, celles qu'on prend entre les mains.

L'album de famille a cette particularité de documenter l'intime tout en s'inscrivant dans des normes sociales et culturelles spécifiques. ‌‌‌‌
Il faut d'ailleurs rappeler qu'à ses débuts, en Occident, la photographie de famille est un luxe réservé aux classes aisées. De poses rigides et formelles au 19ème siècle, on passe à des moments plus spontanés et personnels, puis à des photographies de banlieue idylliques et des scènes de vacances à la plage, jusqu'à arriver à l'ère des réseaux sociaux. ‌‌‌‌La photographie de famille suit autant les changements sociétaux, technologiques et culturels, autant qu'elle fige ses sujets dans des lieux et des époques qui appartiennent au passé.

Or, au départ, son contenu est entièrement tributaire de sa forme : ce sont des tirages qu'on encadre, ou des albums de famille qu'on destine au visionnage par des proches. La transition de la représentation de la famille d'un simple cadre familial à une œuvre artistique n'est, de prime abord, ni logique, ni évidente.

La situation s'apprête à changer dès la fin des années 1970.

Répéter pour mieux raconter

Le livre The Brown Sisters de Nicholas Nixon est sûrement le premier projet photographique à investir ce champ de représentation artistique. Photographiant sa femme, Bebe, et ses trois sœurs - Heather, Mimi et Laurie - lors d'une réunion de famille en 1975, Nicholas Nixon décide l'année suivante d'en faire un rituel. ‌‌‌‌
Sur près de quarante ans (oui oui), il se prend au rituel : il photographie les sœurs alignées de la même manière, créant une série cohérente et fascinante, qui documente non seulement leur vieillissement physique, mais aussi l'évolution subtile de leurs relations, leurs émotions et leurs personnalités à travers le temps.
Aux normes standardisées de l'album de famille, accidentel et désordonné, il répond par la méthode et la répétition.

Nicholas Nixon a trouvé son écriture photographique : raconter la famille dans le passage du temps via ces scènes de retrouvailles, qu'il fait se répéter et se rejoindre.

Ce principe de constance et de répétition méthodique dans la manière de photographier sera d'ailleurs repris par de nombreux photographes. ‌‌‌‌L'exemple le plus récent qui me vient en tête est le livre Leaving and Waving de la photographe Deanna Dikeman. Pendant près de 20 ans, et à chaque départ de chez ses parents, la photographe capture le « même » adieu, créant une répétition et une cohérence visuelle à travers la série. Jusqu'à la première disparition.

Si The Brown Sisters se concentre sur les retrouvailles annuelles, et que Leaving and Waving met en scène le moment de la séparation, les deux oeuvres explorent un même thème : l'inéluctabilité du changement. Au témoignage intime s'ajoute donc un témoignage social et historique.

Toute photographie porte le poids d'une saison, d'une année, d'une décennie. Chaque regard, vêtement, attitude ou décor est le symbole d'une époque. À la lecture de Leaving et Waving, je ne peux qu'admettre l'efficacité du procédé, pourtant si simple.

Il suffisait d'y penser, me dis-je, un peu naïvement sans doute. Mais je commence à comprendre qu'il y a quelque chose de plus dans ces photographies.

La composition déjà, toujours soignée, le noir et blanc évidemment, l'écriture narrative, brillante et ingénieuse, qui fait correspondre les jours, les mois, les années (sous chaque photo il est indiqué une date). ‌‌
On se prête au jeu des 7 erreurs.

Les détails presque imperceptibles entre deux photos viennent compléter ou renverser la narration. Si Nicholas Nixon utilise la posture de ses sujets, Deanna Dikeman joue avec les dates. On retrouve ses parents côte à côte, s'enlaçant l'instant d'après sur la même double page, et voilà qu'en tournant la page deux mois sans passés. Cette temporalité écrite n'est là que pour nous rappeler qu'ici le temps n'a pas d'empreinte.

Tout le talent de ces deux photographes n'est pas seulement d'utiliser ce procédé stylistique, mais de réussir à y introduire un propos : celui de la disparition, du point de vue de ce(ux) qui reste(nt). On réalise ainsi la fragilité de la photographie de famille : elle aussi perméable au changement et à l'interprétation que notre propre mémoire. Et on réalise que sans projet volontaire, de photographie, de tri, d'édition, on est donc tenté de perdre, de mélanger, ce qui constitue pourtant une forme de mémoire.

Au-delà du procédé stylistique on est alors en droit de se demander : comment construit-on un récit autour de la famille ? Et notamment quand cette famille c'est la nôtre.

Isoler pour mieux raconter : le récit initiatique

Une piste de reflexion nous est apportée par Raymond Meeks. Dans son livre Somersault, il documente le départ de sa fille Abigail et son passage à l'âge adulte.

C'est un livre que j'adore, pour son format et sa simplicité, qui incitent régulièrement à l'ouvrir et à le parcourir, et pour ses qualités narratives, tout en subtilité.

Il y photographie sa fille avant son déménagement imminent à New York pour ses études, loin d'une vie rurale et familiale.‌‌‌‌ Dans ses photographies en noir et blanc, il explore, avec et sans sa fille, les lieux qu'elle avait l'habitude de fréquenter. Des lieux qui portent déjà pour la plupart la marque de son absence. ‌‌‌‌
Quelque chose a désormais changé : le présent ne se conjugue plus de la même manière, comme si le décor avait lui aussi vieilli.

À priori anodin, cet évènement ouvre également une fenêtre d'intimité sur deux êtres qui entament un nouveau départ. Raymond Meeks narre et encapsule le récit : il est question d'absence, d'identité, d'amour et de filiation.

Et évidemment du temps qui passe. Au souvenir des derniers jours ensemble s'ajoute le commentaire tendre d'un père : je te vois et te verrai toujours.

Grandir devant et derrière l'objectif

« I am not this girl anymore – this seventeen-year-old who is terrified and confused and deeply self-involved. » Abigail

Je trouve qu'il y a quelque chose de fascinant dans la citation d'Abigail. Le fait que ces photographies la révèlent et que, déjà, elles occultent son présent. Notre première rencontre avec Abigail est celle d'une adolescente de 17 ans, terrifiée et peu sûre d'elle. Mais elle n'est plus cette jeune fille.

Le récit lui-même est bien plus complexe. Ce ne sont pas des photos ça et là prises par un père un peu nostalgique. C'est un récit initiatique, qui pourrait s'appliquer à d'autres familles, c'est un récit ancré dans le réel, celui du monde moderne. C'est le récit d'un rite de passage à l'âge adulte.

Raymond Meeks en est acteur et témoin. Le récit de sa relation avec sa fille est un prétexte pour raconter un rapport au temps, et ce dès la couverture du livre : sa fille, Abigail se tient au centre. Au fond à gauche un horizon dessiné par une vieille bâtisse. Au fond à droite, une forêt à peine visible et un horizon déformé, saccadé et fluctuant. À gauche, le constant et le connu. À droite, l'avenir, incertain.

Cette préoccupation liée au temps et à la représentation de la mémoire on la retrouve également dans le livre Family de Chris Verene, oeuvre qui m'a autant surpris que dérouté.

Image extraite du livre Family de Chris Verene aux éditions Twin Palms.

Entendons-nous bien, les photographies de Chris Verene sont profondément belles et touchantes. À la fois brutes, intimes et originales. Mais sa première lecture peut être déroutante.

Dès les premières pages on s'installe dans la ville natale du photographe et on y rencontre des personnages hauts en couleur. Peut-être est-ce l'utilisation du flash, la relation du photographe à ses sujets ou l'humour pince-sans-rire des commentaires, mais quelque chose nous faire sourire. On remarque également sur chaque page les commentaires du photographe en écriture manuscrite, qui sont autant de légendes que d'éléments de contexte essentiels au récit.

Après quelques pages, le récit prend une autre tournure. Il ne s'agit pas de simples photos de famille. On sent bien que Chris Verene a quelque chose à nous dire.
Les photographies et le texte deviennent, à mesure des pages, discordants et désaccordés. ‌‌‌‌Quelque chose dans le ton, dans la narration commence à changer. On ne tourne plus les pages pour les mêmes raisons. La réalité rattrape la fiction.
Les images, comme la famille de Chris Verene, se recomposent. De nouveaux personnages font leur entrée, d'autres sortent de scène. On comprend que Family est une pièce tragi-comique.

Dans Family, Verene documente la vie quotidienne de sa propre famille et de ses amis dans sa ville natale de Galesburg, Illinois, sur une période de plusieurs décennies. ‌‌‌‌
Le projet est un engagement à long terme, capturant les joies, les luttes, et les changements au sein de sa propre famille et communauté. Son style est direct, sans artifice.

En filigrane, le photographe en profite pour aborder des thèmes sociaux bien plus larges tels que la pauvreté, le chômage, les relations familiales et les défis de la vie dans les petites villes américaines. Jusqu'à la dernière photographie du livre, tout simplement poignante.
Sur celle-ci, le texte a disparu. L'image est nue. Chris Verene n'a plus besoin de nous décrire la scène comme à son habitude. Car nous vivons comme lui la scène photographiée.

À travers son récit, sa mise en scène et sa composition, la (sa) photographie de famille devient documentaire. Et c'est sûrement le point commun de toutes les oeuvres précédemment citées : elles tiennent d'une démarche documentaire. Elles sont rattachées au réel. Voici peut être une deuxième caractéristique de la photographie familiale : se rattacher (au moins en partie) à une histoire familiale et à une forme de vérité.

Se jouer des codes documentaires

Ce n'est pas par hasard que le thème de la famille traverse l'histoire de la photographie, presque de manière inaperçue. Quand la famille n'est pas le sujet, c'est un élément d'arrière-plan ou de contexte. Cette thématique, omniprésente, tout en restant sans genre clairement défini, incarne l'essence même de la photographie, y compris dans son dilemme fondamental : faut-il simplement enregistrer la réalité ou l'interpréter artistiquement ?

La photographie de famille parvient à transformer ce dilemme en ambiguïté et intention artistique. Même quand le sujet semble simple à exposer et à comprendre, la démarche se doit d'être réfléchie, la matière retravaillée, et l'angle sans cesse itéré. Pour les photographes qui investissent ce champ d'étude, il s'agit de scénariser mais pas trop, de ne pas bousculer le réel, ou juste assez pour agiter le cadre, rester authentique, mais réussir à émouvoir par la composition, trouver un angle cohérent mais jamais trop évident.

C'est ici que la photographie documentaire apporte des clés narratives qui permettent de jouer avec le contexte, sans détériorer le matériau original.

Prenons l'exemple de Christopher Anderson qui donne, dans sa trilogie de livres Son, Pia et Marion, une narration, une voix, une histoire à chaque membre de sa famille. Sur chaque photo il y a autant d'informations sur le sujet qu'il y en a sur le contexte.
Mais il ne se contente pas seulement de photographier leur vie new-yorkaise et parisienne et leurs voyages - soit finalement l'aventure d'une famille aisée et bohème au 21ème siècle. Il n'enregistre pas, il documente.

Il faut dire que Christopher Anderson n'est pas n'importe qui : c'est un ancien photo-reporter, membre de Magnum Photos, notamment connu pour ses reportages en zone de conflit. Placé dans sa propre structure familiale, il parvient à observer de loin, presque comme un étranger, ses proches.
En mélangeant photo-reportage et photographie documentaire, il commente l'image non pas en insérant une note manuscrite en bas de page, comme le ferait Chris Verene, mais en utilisant le cadre lui-même, grâce à sa technique et à des compositions subtilement arrangées.

Un exemple similaire, mais cette fois-ci séquencé et segmenté sur une période de 20 ans en thèmes majeurs comme la jeunesse, la maternité, l'éducation et l'apprentissage : Permissions de Emma Hardy.

Contrairement à Raymond Meeks, dont j'ai parlé précédemment et qui explore des lieux intimes méconnus du public, Emma Hardy présente des scènes qui évoquent un sentiment de familiarité.
Son œuvre est pensée comme une célébration des divers rituels marquant la vie familiale, tout en abordant les thèmes du changement et de la transition vers l'âge adulte. En employant des techniques documentaires similaires à celles de Christopher Anderson, Emma Hardy parvient à conférer à la thématique familiale une portée universelle.

Cependant, son livre ne se résume pas à quelques photos de famille. Il s'agit d'une collection soigneusement choisie de photographies qui véhiculent une esthétique et une symbolique profondes. C'est justement en capturant des instants spécifiques de sa propre histoire familiale et en évitant l'exhaustivité — même dans sa forme la plus spontanée — qu'elle parvient à donner à son travail une portée universelle.

Si l'on reconnaît que la photographe exerce ici une influence sur la réalité qu'elle capture, et si ce récit familial semble ainsi tronqué ou réinterprété, doit-on en conclure que nous nous éloignons d'une certaine forme de vérité, ou du moins, d'authenticité ? Et dans quelle mesure la vision de l'artiste influence-t-elle le réel ?

Documenter c'est tricher ?

En finissant de feuilleter le livre Somersault de Raymond Meeks, une phrase retient mon attention dans la postface du livre.

« I'm not this girl anymore [...]. But I can feel everything she felt »
Je ne suis plus cette fille désormais. Mais je peux encore sentir tout ce qu'elle ressentait.

Cette citation d'Abigail en postface du livre semble à première vue anodine, mais elle révèle en réalité une dimension cruciale de la photographie familiale : l'altérité. Elle illustre la manière dont chaque acteur du récit — le photographe, ses sujets mais aussi le spectateur — peut se sentir à la fois proche et distant de ce qui est capturé dans l'image. Cette dualité crée une expérience ambivalente pour le spectateur, qui oscille entre empathie et distance, en observant une famille qui n'est pas la sienne.
C'est cette complexité émotionnelle qui enrichit notre compréhension de la photographie familiale, la transformant en un miroir de nos propres expériences et sentiments.

Et c'est justement cette complexité qui est explorée par Larry Sultan dans son livre désormais culte Pictures from Home.

Is this why I've come here? To find myself by photographing them ?
Est-ce que la raison pour laquelle je suis venu ? Me trouver moi-même en les photographiant ?

Publié pour la première fois en 1992, le livre présente une série de photographies prises par Larry Sultan de ses parents, Irving et Jean Sultan, dans leur maison en Californie du Sud au cours des années 1980 et 1990.
Les images prises par Larry Sultan varient de scènes domestiques ordinaires à des moments plus construits, souvent avec une touche d'ironie ou de nostalgie.

Ces images sont accompagnées de fragments de conversations, de souvenirs et de réflexions, formant un récit complexe qui explore les thèmes de la famille, du vieillissement, de l'identité et du rêve américain. C'est un livre dense où le texte occupe autant de place que les photographies. Parfois même plus.
Et c'est ce qui rend Pictures from Home unique : la manière dont l'auteur mélange différents genres photographiques avec les codes du documentaire. Le livre comprend ainsi des extraits de films familiaux, des documents d'archives, qui viennent enrichir le récit et ajoutant des couches supplémentaires de contexte et de signification.

Est-ce une fiction ? Impossible de réellement le savoir.

Dans une discussion retranscrite avec son père sur les photographies qu'il réalise, le projet même du livre transparaît.

[Larry Sultan parle ici de sa mère] « Écoute », dis-je d'un ton plein de conviction, « je ne vois pas les choses comme ça. Mes photographies ne cherchent pas à l'idéaliser. C'est précisément pourquoi tu affirmes que mes photographies atténuent sa vitalité, qu'elles la diminuent. »
Il me répondit, un ton de désaccord dans la voix : « Ce que je constate, c'est que tu sembles avoir un intérêt à nous représenter plus âgés, plus désespérés que nous le sommes vraiment. » Il reprit après une courte pause, perplexe : « Je ne vois pas le message que tu veux faire passer à travers tes images. »

Pour Larry Sultan, il est question de représentation. Une représentation de la famille contradictoire, et dont la version de Larry Sultan est d'ailleurs contredite par son propre père. Le photographe se sert de sa propre famille, en l'occurence ici ses deux parents, pour mener à bien une démonstration sur la photographie : la famille est un récit fictif que l'on peut altérer.

L'idée du projet lui vient un soir, quand au lieu du traditionnel visionnage de VHS en famille, son père décide de ressortir de vieilles diapositives. Larry Sultan est alors âgé d'une vingtaine d'années et envisage déjà une carrière dans la photographie. Mais lors du visionnage quelque chose le perturbe : à mesure que les images avancent, il revoit une enfance qui ne semble pas la sienne.
Il comprend quelques années plus tard: ces photos tiennent d'un arrangement de fantasmes et d'idéaux qu'une réelle rétrospective. Elles reflètent les espoirs et les doutes de ses parents, ainsi que ceux d'une génération marquée par l'après-guerre froide et un pays en proie aux crises intérieures.

Ce questionnement sur la représentation va désormais l'obséder. Dans son projet Pictures From Home, débuté en 1980, il décide de prendre ses propres parents comme sujets.
Le temps de quelques photos, on y retrouve son père dans ses anciens vêtements de commercial et sa mère encore employée à son rôle de femme au foyer. Derrière un rideau, ou séparés par une baie vitrée, le spectateur est rapidement distancé de cette famille, installée dans la désormais très chic Vallée Californienne.
Les mises en scène semblent tantôt naturelles, tantôt fabriquées. Sur certaines photos, on en vient presque à se demander si l'on cherche à nous vendre quelque chose. On semble nager en plein Truman Show.
Est-ce de la photographie publicitaire ? Larry Sultan a-t-il embauché des acteurs ? Au début du livre le photographe en vient même à comparer son père à James Dean. Le doute est permis.

Ces mises en scène sont l'occasion pour Sultan d'interroger les contradictions d'une Amérique sous Reagan, bouleversée par des crises intérieures profondes. La famille elle-même n'échappe pas à ces contradictions.
Mais derrière la surface des choses, la vie de ses parents apparait comme bien plus complexe, chaotique et difficile. À mesure que l’on tourne les pages, il recoupe les témoignages et tient des enregistrements pour preuve. Il y a, d'un côté, des photos mises en scène de ses parents retraités, de l'autre un récit passionnant sur les difficultés qu'ils ont tous quatre traversé.

Le livre explore ainsi en permanence la tension entre réalité et représentation, entre ce qui semble spontané mais reste normé, ce qui semble pouvoir être exprimé mais qui reste pourtant si difficile à dire.

« Ma mère ne me dit quasiment rien sur son enfance. [...] L'année dernière, lors de notre réunion familiale annuelle au lac Tahoe, je me suis faufilé dans leur chambre pendant qu'elle faisait la sieste.

Je suis resté debout devant la porte pendant plusieurs minutes pour m'assurer qu'elle dormait, puis j'ai avancé prudemment vers le lit. Elle était allongée sur le ventre, la tête tournée vers moi. J'étais si stressé de la réveiller que je respirais au même rythme qu'elle.

Au pied du lit, je me rendis compte que je n'avais jamais vu le dessous de ses pieds. Équipé de mon appareil photo, je l'ai alors photographié. Je pouvais voir les quelques tâches d'herbe encore présentes sous ses pieds après la ballade de ce matin jusqu'au lac.»

L'oeuvre de Sultan a été saluée pour sa capacité à capturer la complexité des relations familiales et pour son approche novatrice de la narration visuelle.
Le livre est lui considéré comme un travail pionnier dans le domaine de la photographie documentaire et a eu une influence significative sur toute une génération de photographes.

Larry Sultan démontre avec Pictures From Home qu'il est possible d'altérer le récit, ici familial, car ce récit est-lui même une construction sociale.
Mais en jouant de si près avec sa propre histoire familiale, ne risque-t-on d'aller jusqu'à manipuler ce récit ?

Photographier l’intime : proximité émotionnelle ou manipulation ?

À la fois sujet intérieur et extérieur, la famille est un moyen d'entrer dans l'intime du photographe autant qu'il lui permet de se distancier de sa propre vie. Au point de se demander où est la limite entre intimité et authenticité.

En 1992, parait un livre qui deviendra un sujet de controverse : Immediate Family de Sally Mann. ‌‌‌‌À la sortie du livre, les images de la photographe sont tout de suite considérées comme provocatrices et inappropriées. ‌‌‌‌Pour beaucoup de spectateurs, ses enfants, parfois nus, sont photographiés dans des situations qui semblent ambiguës ou adultes.
Il faut dire que les images capturées par Mann ne sont pas des portraits d'enfance typiques. Elles incluent des scènes de nudité, des jeux dans la nature, et des moments de vulnérabilité émotionnelle.
À la sortie du livre, la photographe est accusée d'exploitation infantile.

Image extraite du livre Immediate Family de Sally Mann.

Mais pour Sally Mann, il est question de vérité. Elle veut capturer la vérité de l'enfance telle qu'elle la voit : non filtrée, complexe et parfois inconfortable. ‌‌‌‌
Pour se faire, Mann utilise des techniques de photographie traditionnelles, notamment l'utilisation d'un appareil photo grand format et de techniques de développement en chambre noire.

Cela donne à ses images une qualité presque picturale, avec des nuances riches et une attention méticuleuse aux détails. Malgré la controverse, ou peut-être en partie à cause d'elle, Immediate Family est acclamé par la critique pour sa beauté brute et son approche honnête de sujets difficiles. ‌‌‌‌
La photographe parvient à se jouer des conventions sociales et les idées préconçues sur l'innocence et la pureté de l'enfance.

Des années plus tard, ses enfants lui donneront raison, exprimant leur soutien au projet et témoignant de l'expérience de grandir devant l'objectif de l'appareil photo.‌‌‌‌ Le livre est aujourd'hui considéré comme une œuvre majeure dans la carrière de la photographe et dans l'histoire de la photographie contemporaine.

Ce qui frappe immédiatement concernant Sally Mann (comme pour Larry Sultan d'ailleurs) c'est la volonté d'amener le récit familial documentaire vers un propos. Comme si les photos étaient une preuve venues étayer un propos.
Mais si Larry Sultan expose les contours poreux entre réalité et fiction, pour finalement nous interroger et contredire le récit, Sally Mann est plus catégorique : les enfants naissent déjà en partie adultes. Il y a dans leurs gestes, dans leur attitude et dans leur posture, il y a déjà une version future d'eux-même qui s'exprime. Des futurs soi sans doute calqués par l'observation anxieuse et mimétique d'adultes qui ne se comprennent pas eux-même. Dans les photographies de Sally Mann et de Larry Sultan le récit est aussi est une critique sociale.

Photographier malgré soi : le cas de Nan Goldin

Je me permets un rapide aparté ; le titre Immediate Family joue sur une double signification : la proximité (famille proche) et l'immédiateté (le besoin urgent ou immédiat de capturer ces moments).
Deux thèmes qui reviennent dans l'oeuvre d'une autre grande photographe, connue pour avoir documenté une vie intime intense et turbulente, autour de son cercle d'ami-e-s, qu'elle considérait comme sa famille élargie. Une photographe qui a elle aussi élargi les contours de la photographie familiale et documentaire.

J'ai nommé Nan Goldin.

Image extraite du livre The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin.

Nan Goldin se photographie le visage tuméfié (« Nan One Month After Being Battered »). Battue par son compagnon.

Quelques pages plus loin, Goldin photographie ses proches. La communauté LGBTQ.

Elle photographie l'amour, le sexe, la violence domestique et les drogues, elle photographie son quotidien comme elle le vit. Elle photographie des ami-e-s prêts à disparaître, emportés par la maladie ou l'excès. Elle photographie parfois malgré elle.
Pour Nan Goldin, la photographie de famille ne peut pas être intime sans être sociale : ses images sont souvent prises avec une lumière naturelle, elle sont brutes et réaliste, autobiographiques.

Oeuvre majeure de la subculture des années 1970 et 1980 à New-York, The Ballad of Sexual Dependency est aussi un livre sur la famille, celle qu'on choisit et qui nous accompagne parfois malgré nous. Un témoignage puissant sur la notion de famille étendue, qui n'explore pas les contradictions du récit mais de l'être lui-même.
Goldin continuera ainsi à fréquenter un compagnon violent, elle continuera à photographier des personnes disparues, elle continuera à documenter une vie chaotique, car c'est le principe même de l'existence : continuer à exister malgré nous. La photographie de Goldin est profondément existentialiste.

Interlude

J’ai rangé l’album sur l’étagère. J’ai gardé des photos d’inconnus que j’ai glissé dans un carnet. Qui sait, peut-être pour un futur projet. Certains portraits me rappellent étrangement les photos des personnes disparues que l’on placardait à l’entrée des bureaux de poste.

Il est 1h du matin. Je suis plongé dans le noir au fond du fauteuil. La lune est immense et le mur du balcon entièrement blanc.
À l'image d'une pellicule non développée, il y a une photographie que j'aurais aimé imaginer contenue dans un espace de possibilités. Une photographie invisible, attendant d'être observée pour être révélée. Une photographie d'un rêve, où je suis figé au beau milieu d'une rue, en pleine nuit, mes parents de chaque côté de la route.

Je me réveille en sursaut. Il est 5h.

Spontanéité ou mise en scène ?

J'ai eu beau multiplier les exemples, une question demeure : a-t-on seulement une prise sur les photographies que l'on fait de nos proches ?
Je pense sincèrement que non.

Cartier-Bresson disait « Vous n'avez qu'à vivre et la vie vous donnera des images ». J'aime beaucoup cette citation. Elle ajoute un caractère aléatoire à la photographie. Comme si la vie venait nous cueillir, nous donner des sujets à voir et à photographier.
Et il est évident que nous photographions uniquement ce que nous vivons. Je ne peux m'empêcher de penser que Chris Verene, par exemple, ne photographie que ce qu'il connait, que ce qu'il voit de sa famille, qui tantôt s'étend, tantôt se délite.
Il ne photographie qu'à travers lui-même.

Après la lecture de quelques-unes des oeuvres dont je parle ici, j'ai remis pas mal de choses en perspective. La spontanéité notamment, que j'assimilais à une forme de « preuve », n'est plus une preuve d'authenticité.

Évidemment que si la photographie de famille dégage une si forte charge émotionnelle, c'est que ces images sont prises de l'intérieur. C'est une photographie du réel. Impossible de tourner les pages du livre Leaving and Waving sans avoir ce noeud dans la gorge qui annonce les disparitions à venir.
Cependant, ces photographies ne reflètent en rien la réalité. Elle n'en sont, au mieux, qu'une représentation partielle. Seuls les choix d'agencement et de présentation assurent une cohérence, un propos, un récit.
Eva Illouz, dont je parlais déjà précédemment, nous rappelle un fait important : les mots ont des sentiments ; les mêmes mots, qu'ils soient prononcés par un ami ou notre patron, n'ont ni la même valeur ni la même signification.
Il en va de même pour la photographie. Surtout quand elle touche à un domaine aussi intime que la famille.

Je me dis à présent que l'authenticité est le crédit que l'on donne à une intention ; il n'appartient qu'au lecteur de tourner ou non la page. De comprendre que derrière les murs tapissés de vert du domicile familial de Larry Sultan se cachent nos propres fantasmes, nos propres peurs, nos propres préjugés.

Photographier la famille ne tient finalement qu'à ça : nous projeter là, un peu par hasard, dans la vie d'inconnus, comme pour nous faire comprendre que nous naissons de manière aléatoire, dans une famille que nous ne choisissons pas.
Nous vivons, à travers de quelques photos, dans une famille que nous n'avons pas choisi.

Ces photographies sont autant des fables, des actes de pièces de théâtre, des chroniques ordinaires, que des récits initiatiques. Autant de représentations du réel que de valeurs que nous projetons sur les individus qui partagent notre plus intime existence.