Photographier l'invisible : An American Index of the Hidden and Unfamiliar
Le livre An American Index of the Hidden and Unfamiliar de Taryn Simon n'est pas un livre comme les autres. C'est un livre fort qui a profondément changé ma manière de penser la photographie, dont l'intention politique est abordée de manière subtile.
Le livre An American Index of the Hidden and Unfamiliar de Taryn Simon n'est pas un livre comme les autres.
C'est un livre fort qui a profondément changé ma manière de penser la photographie, dont l'intention politique est abordée de manière subtile.
Avant d'entrer plus en détails dans le sujet, une présentation de son auteure s'impose.
Documenter les structures invisibles
Taryn Simon est une artiste multidisciplinaire américaine née en 1975 à New York. Elle est surtout connue pour ses projets photographiques, qui allient souvent images et textes.
Elle étudie à la Brown University où elle obtient un BA en sémiologie, puis s'intéresse par la suite à la photographie à la Rhode Island School of Design.
Dès ses premiers projets elle adopte une approche et une méthodologie qu'elle emprunte au milieu de la recherche scientifique.
En 2002, dans son projet The Innocents elle s'intéresse aux failles du système judiciaire américain. Elle documente les cas de personnes condamnées à tort pour des crimes aux États-Unis dont les tests ADN ont fini par les innocenter, souvent bien des années plus tard.
Outre son projet An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2007) dont nous discuterons ici plus en détails, elle poursuit deux projets majeurs.
Le premier, de 2008 à 2011 , intitulé A Living Man Declared Dead and Other Chapters est l'un des projets les plus ambitieux et les plus exhaustifs de la photographe.
L'œuvre se structure en 18 chapitres, chacun d'eux se concentrant sur une lignée familiale spécifique.
Taryn Simon documente les membres encore vivants de chaque lignée et présente à côté de leurs portraits une série d'annotations, d'images annexes qui offrent des informations contextuelles à ces groupes de personnes.
Ces histoires individuelles, bien que distinctes, se retrouvent mises bout à bout, liées par des thèmes sous-jacents : le hasard, la chance, le conflit ou encore le pouvoir.
Le deuxième, Contraband (2010) est une immersion d'une semaine dans le quotidien de l'administration des douanes et de la protection des frontières à l'aéroport JFK de New-York.
Le projet présente de manière clinique plus de 1 000 images représentant une variété étonnante d'objets : des aliments (fruits, viandes, fromages), des contrefaçons (montres, vêtements, sacs à main, DVD), des animaux interdits sur le sol américain (serpents, tortues, oiseaux), des médicaments et des drogues illicites, et même des parties de corps humain destinées à la recherche ou à des rituels religieux.
Une fois retirés de leur contexte, ces objets deviennent des artefacts curieux, symboles de l'histoire complexe de leurs propriétaires.
L'approche systématique, encyclopédique et documentaire de Taryn Simon pour décrire les défis et les priorités des systèmes de régulation donne autant d'indices sur les désirs et les peurs d'une société mondialisée qu'elle décrit la nature humaine dans toute sa complexité : démesurée et chaotique.
Ainsi, tous les projets de Taryn Simon partagent cette même fascination pour les structures de pouvoir invisibles (judiciaire, scientifique, culturelles) à l'oeuvre dans la société américaine. Le style y est neutre et formel, combinant photographie, texte et enquête journalistique.
En résultent de véritables oeuvres conceptuelles qui offrent une reflexion profonde sur les forces externes et invisibles qui façonnent la vie des individus. Au travers d'images fortes, elle incite le spectateur à réfléchir aux implications éthiques, morales et politiques associées à aux lieux et situations qu'elle photographie.
Par le choix de ses sujets, la photographe propose également un commentaire sur les évènements majeurs de ces dernières années. Ainsi, en présentant des sites liés à la surveillance et à la sécurité, elle fait écho aux préoccupations post-11 septembre aux États-Unis concernant la sécurité nationale, la surveillance de masse et le sacrifice des libertés individuelles.
Son travail a été exposé dans des institutions majeures à travers le monde, notamment au Museum of Modern Art à New York, au Tate Modern à Londres et au Centre Pompidou à Paris. Elle décrit également ses méthodes de travail dans une conférence TED en 2009.
L'Amérique cachée
Dans An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2007) on retrouve sans surprise les thèmes de prédilection de l'artiste.
Mais là où A Living Man Declared Dead and Other Chapters ou The Innocents proposait une lecture personnelle et intime de ce qui a été ou pourrait être, en photographiant des individus seuls ou dans leur noyau familial, la photographe propose ici un catalogue presque exhaustif de faits, situations, personnes, objets dont la présence ou l'évènement entoure, organise et conditionne la société américaine.
Ce qui m'a le plus frappé dans la lecture du livre, c'est la "facilité" apparente avec laquelle la photographe semble s'immiscer dans des lieux à priori inaccessibles au public, invisibles pour la plupart d'entre nous.
En réalité, la photographe passera parfois près d'un an pour obtenir la permission de photographier certains lieux comme des zones de haute sécurité, restreintes au public.
En grattant ainsi le vernis de la société américaine, comme ont pu le faire de grands photographes comme Robert Franck dans The Americans avant elle, certaines de ses images soulèvent des questions culturelles complexes, comme celle d'une Palestinienne se préparant à une hyménoplastie à Atlanta, suggérant les pressions socioculturelles entourant la virginité et le mariage.
En-dessous de chaque image, la photographie ajoute un (sous-)texte en apparence neutre et descriptif.
Ici une femme de 21 ans d'origine palestinienne vivant aux États-Unis subit une hyménoplastie en Floride pour répondre aux attentes culturelles et familiales concernant sa virginité avant le mariage.
L'hyménoplastie est une chirurgie de 30 minutes qui reconstruit l'hymen, souvent associé à la virginité dans de nombreuses cultures, bien qu'il n'ait pas de fonction biologique prouvée. Le Dr Stern, qui a effectué l'opération, facture 3 500 dollars pour la procédure.
Entre mythologie(s) et réalité(s)
Un autre fait qui m'a frappé : toutes les photographies du livre sont l'oeuvre de Taryn Simon. Le livre qui réunit 70 photographies est une petite encyclopédie.
La rigueur et le travail de recherche, de documentation, de terrain, d'écriture et d'édition derrière chaque photographie en devient presque un sujet et donne une crédibilité supplémentaire au propos.
La méthode presque clinique de cataloguer ses photographies m'a d'ailleurs fait penser au livre Evidence de Larry Sultan et Mike Mandel.
Pour la petite histoire, les deux photographes entreprennent dans les années 70 un projet ambitieux : ils sollicitent l'accès à plusieurs archives photographiques d'entreprises, d'institutions éducatives, de laboratoires de recherche scientifique, de la police et d'autres organismes gouvernementaux.
Après l'examen de millions de photos, ils en sélectionnent et en réimpriment une partie sans leur contexte original. Ces images, souvent déroutantes, parfois absurdes, sont alors dépourvues de leur signification initiale. Elles montrent des hommes en blouses blanches dans des laboratoires, des dispositifs mystérieux, des expériences en cours, et d'autres scènes qui semblent à la fois banales et énigmatiques.
En retirant les photographies de leur contexte original, Sultan et Mandel forcent le spectateur à s'interroger sur la nature de la preuve et de la vérité, ainsi que sur la manière dont les images sont utilisées pour construire des récits. Evidence est une critique de la confiance que l'on place dans les photographies comme "preuves" objectives et une exploration de la manière dont le sens peut être construit ou déconstruit à travers le cadrage, le contexte et la narration.
Pourtant pour Taryn Simon, la méthode est autre : elle est ici témoin par sa présence dans le lieu en tant que photographe et le texte qui accompagne chaque photographie constitue une preuve. La photographie devient "évidence".
Et c'est tout le talent de la photographe : rendre encore plus invraisemblable son sujet par la narration. En proposant ainsi un texte a priori neutre et descriptif, et en présentant les photographies comme un catalogue, voire une encyclopédie de faits (presque) liés, la photographe invente son propre narratologie, une mythologie de l'étrange et de l'invisible.
Ses propres réalités, aussi sous-terraines soient-elles, deviennent des récits, et combien même j'avançais dans ce qui semblait être une description de faits isolés, je ne pouvais m'empêcher de glisser vers un univers étrange, parfois familier, parallèle à ma simple existence.
L'importance de révéler
Cette manière de documenter et de commenter l'image n'est pas nouvelle.
Je n'ai par exemple pu m'empêcher de penser dès ma première lecture au livre American Mirror de Philip Montgomery.
American Mirror est une exploration profonde des tensions et des crises auxquelles les États-Unis ont été confrontés au cours de la dernière décennie. Les images de Montgomery sont à la fois viscérales et réfléchies, capturant des moments de chaos, de désespoir, de résilience et d'espoir.
Le texte y joue également un rôle crucial pour installer un contexte, une narration et une réflexion sur les images. Il renforce la puissance des images de Montgomery, offrant une perspective plus complète et approfondie sur les événements et les thèmes qu'il documente.
À la différence de Taryn Simon, les photographies de Philip Montgomery, toutes en noir et blanc, saisissent des instants décisifs de l'histoire américaine récente, non pas invisibles, mais invisibilisés dans la profusion d'images et d'informations qui saturent chaque jour nos écrans.
Sur le fond cependant, le travail de Taryn Simon et Philip Montgomery se rejoignent, dans un même objectif : révéler les mécanismes politiques et socio-culturels cachés dans la société américaine, qui définissent de manière sous-jacente l'existence des individus ; l'une proposant une étude de fond presque clinique, l'autre capturant des évènements récents à l'aube de leur traitement médiatique, usant des codes du photo-journalisme.
Si le texte accompagne et explique l'image, il peut également être un élément dissonant. C'est le cas par exemple de On this site de Joel Sternfeld, dont le sous-texte s'annonce dès le titre.
En capturant d'anciennes scènes de crime, son travail évoque les mécanismes à l'oeuvre dans la création de la mémoire collective avec une question en suspens: comment les lieux survivent aux drames qu'ils ont vu se produire ?
Cette tension entre l'apparente banalité d'un lieu et la symbolique qui s'en dégage est un trait commun de l'oeuvre de Sternfeld et Simon.
Dans d'autres cas, comme par exemple Sleeping by the Mississipi d'Alec Soth, le commentaire social se révèle dans les dernières pages du livre.
L'occasion pour le photographe de faire correspondre le fait et la photographie, la composition de l'image se révélant cette fois-ci à la lumière d'une autre narration, d'un contexte plus précis. Ses photographies, empruntes de poésie - Soth examine la vie et les rêves de ceux qu'il rencontre au travers de son voyage le long du Mississipi -, offre une perspective nouvelle sur cette Amérique cachée.
Le peu de mots employé renforce autrement ses photographies, et nous maintient dans le mouvement, celui d'un voyage lent aux rencontres éphémères.